De son côté, Schumpeter entrevoit le rôle de l'entrepreneur comme vecteur d'une réponse créative et non simplement passive à l'existant. "We may bring this element within the range of our list of factors of growth by observing that it links up with "quality of the human material" and in particular with "quality of leading personnel". And since creative response means, in the economic sphere, simply the combination of existing productive resources in new ways or for new purposes, and since this function defines the economic type that we call the entrepreneur, we may reformulate the above suggestions by saying that we would recognize the importance of, and systematically inquire into, entrepreneurship as a factor of economic growth" (Schumpeter, 1947b, p 239). Ici, le moteur de l'expansion, à la différence de Braudel, est clairement identifié : l'existence de leader entraînant les autres membres de la société. Chaque cycle Kondratieff est amorcé par des grappes d'innovations et donc des troupes d'entrepreneurs. La révolution est récurrente... tant que le capitalisme survit. Ici, le changement, l'évolution s'est peu à peu normalisé bien qu'il existât auparavant, y compris dans des sociétés en apparence peu mobiles. L'histoire économique du "8è au 16è siècle" (Schumpeter, 1946, p 191) montre les éléments vecteurs de transformation. "Far from being stationary or tradition-bound or hostile to economic activity, the medieval world offered plenty of opportunity for rudimentary entrepreneurial venture. Success and failure taught their lessons. And each lesson produced an increment of capitalist practice and capitalist spirit alike." (Schumpeter, 1946, p 191).
Le point de convergence entre Schumpeter et Braudel réside sur un capitalisme qui change, qui se modifie, tout en montrant des "permanences" : "au travers cette grande mutation [la Révolution industrielle], le capitalisme est resté, pour l'essentiel, semblable à lui-même. La règle n'est-elle pas, pour lui et par nature, de se maintenir par le changement même ?" écrit Braudel (III, 1979, p 538). Néanmoins les deux auteurs s'accordent pour dire que le changement ne va pas soi ; des résistances existent liées à la civilisation, la culture, mais aussi aux conditions d'existence chez Braudel. La faible productivité caractéristique d' "une population paysanne aussi nombreuse, proche d'une économie de subsistance, obligée de travailler sans relâche pour supporter les contrecoups de fréquentes mauvaises récoltes et pour payer ses multiples redevances, s'enferme dans ses tâches et préoccupations quotidiennes. A peine peut-elle bouger. Ce n'est pas dans un pareil milieu qu'on imaginera la facile propagation du progrès technique ou le risque accepté de nouvelles cultures ou de nouveaux marchés." (Braudel, II, 1979, p 295).
Ainsi, tout le monde ne gagne pas au changement ou de la même façon. Néanmoins, avec l'extension du capitalisme Schumpeter évoque une possible disparition de la pauvreté : "si le capitalisme renouvelait pendant un demi-siècle, à partir de 1978, sa performance antérieure, il éliminerait du même coup, même à l'égard des couches de la population les plus déshéritées (abstraction faite des seuls cas pathologiques), tous les symptômes de la pauvreté telle qu'elle est définie selon nos criteria actuels" (Schumpeter, 1947, p 94). C'est une erreur de croire que "the majority of people is poor because a minority is rich" (Schumpeter, 1946, p 204). La croissance de la richesse profite en effet à tous voire peut-être davantage aux plus modestes. Schumpeter rejoint ainsi une approche récurrente chez les libéraux et notamment chez Adam Smith. Le système capitaliste nécessairement inégalitaire, peut certes engendrer une paupérisation relative, mais surtout un "effet percolateur" (trickle-down) c'est-à-dire une croissance de la disponibilité des biens et services pour tous, cependant pas obligatoirement dans les mêmes proportions ni au même moment.
Certes, les inégalités persistent ; voire sont nécessaires chez Schumpeter. Ainsi la perspective d'un profit élevé attire des entrepreneurs ; néanmoins les fruits récoltés ne seront pas forcément en relation avec l'énergie dépensée. Ceux qui réussiront seront admis dans la classe bourgeoise. Cette classe se renouvelant telle les chambres d'un hôtel. "En réalité les classes supérieures de la société ressemblent à des hôtels qui certes sont toujours pleins, mais dont la clientèle change sans cesse ; elles se recrutent dans les classes populaires bien plus que beaucoup d'entre nous ne veulent en convenir. Par là s'ouvre à nous un champ nouveau de problèmes, dont l'analyse nous montrera la nature véritable de l'économie capitaliste de concurrence et la structure de la société capitaliste" (Schumpeter, 1935, p 226). Les perspectives de mobilité sociales ascendantes constituent donc une réalité et une caractéristique fondamentale du capitalisme.
Braudel ne conteste pas le renouvellement des dominants. Mais le mouvement semble moins rapide que ne l'atteste Schumpeter28. Les capitalistes sont capables de changer d'activité. Bref, ils agissent. Cependant, l'impression dans les écrits de l'économiste est qu'une fois atteint la classe bourgeoise, les individus cessent d'être acteur pour devenir agent. En effet, la destruction créatrice se poursuit, à l'avantage de la société. En effet, le capitalisme engendre un progrès social, notamment pour les plus modestes. Braudel n'adhère pas d'emblée à ce schéma. L'économie mondiale est composée d'économie-mondes, espaces hiérarchisés et inégaux (Braudel, III, 1979, p 16). Le centre constitue ainsi un espace privilégié au regard de la périphérie, tant d'un point de vue social que démocratique. Bref, le capitalisme ne rime pas forcément avec un progrès généralisé. Ainsi la Révolution industrielle a eu un coût humain élevé : "Deux générations ont été sacrifiées à la création d'une base industrielle." (Pollard et Crossley, cité par Braudel, III, 1979, p 533). Mais, "A qui la faute ? Ni à l'industrialisation, ni au capitalisme en train d'escalader les sommets de la richesse, ni même à la guerre, ni à la conjoncture qui est une enveloppe, mais à tout cela à la fois." (Braudel, III, 1979, p 534). Le progrès ne survient que lorsque la croissance est continue. Il faudra attendre 1850 pour que cela soit une réalité selon Braudel à l'exception des XIIè et XIIIè où la croissance s'accompagne d'une hausse de la richesse par habitant (Braudel, III, 1979, p 535).
Des "moteurs" différents
Si Schumpeter (1954, II, p 93) critique les théories "étapistes"29, il décoche aussi quelques flèches à Weber et à sa théorie de l'éthique protestante comme vecteur du capitalisme. Il rejette ainsi une explication weberienne de la genèse de l'Ordre capitaliste à partir d'un nouvel esprit : "no new social, cultural, spiritual world had to emerge in order to make it possible" (Schumpeter, I, 1939, p 229). Braudel critique aussi, dès qu'il en a l'occasion, les explications "idéalistes", ""qui [font] du capitalisme l'incarnation d'une certaine mentalité" (Braudel, III, 1979, p 474). Sombart et Weber sont à de multiples occasions victimes de son ire : "Quant à parler, comme le fait Sombart, d'un esprit capitaliste qui coïnciderait avec les lignes directrices de la religion d'Israël, c'est rejoindre l'explication protestante de Max Weber, avec d'aussi bons et d'aussi mauvais arguments." Dès lors, "les Juifs n'ont certainement pas inventé le capitalisme, à supposer (ce que je ne crois pas davantage) que le capitalisme, ait été inventé tel jour, en tel lieu, par telles ou telles personnes." (Braudel, II, 1979, p 173). Schumpeter rejoint ces deux auteurs dans le camp des "idéalistes" : "Faut-il, pour autant, attribuer à nos acteurs un "esprit" qui serait la source de leur supériorité et les caractériserait une fois, pour toutes, qui serait calcul, raison, logique, détachement des sentiments ordinaires, le tout au service d'un appât effréné du gain ?" (Braudel, II, 1979, p 472). Selon Braudel non. "Le capitaliste peut-il avoir, en sa personne, toutes ces qualités et toutes ces grâces ? Dans notre explication, choisir, pouvoir choisir – ce n'est pas, à chaque occasion, discerner d'un oeil d'aigle la bonne voie et la meilleure réponse. Notre acteur, ne l'oublions pas, est installé à un palier de la vie sociale et, le plus souvent, il a sous les yeux les solutions, les conseils, la sagesse de ses pareils. Il juge à travers eux. Autant que de lui-même, son efficacité dépend du point où il se trouve, au confluent ou à la marge des flux essentiels de l'échange et des centres de décisions – lesquels, justement, à toute époque, ont leur localisation précise." (Braudel, II, 1979, pp 472-473). Néanmoins, cela ne signifie pas une adhésion de l'historien aux thèses "maximisatrices". "Ne croyons pas davantage que la maximation, si souvent dénoncée, des profits et des gains explique tout du comportement des marchands capitalistes." (Braudel, II, 1979, p 473). Schumpeter ne fait d'ailleurs pas de l'entrepreneur pionnier (à savoir de l'agent qui innove en premier, qui se trouve de fait à la tête de "la troupe") comme il est trop souvent répété, un être rationnel. Il agit plutôt par une envie de s'en sortir, une volonté de construire, un désir de créer quelque chose, un goût quasiment sportif pour les défis (Dannequin, 2004, p 12).
L'appropriation privée des connaissances, du progrès technique, du travail de l'entrepreneur constitue une nécessité pour l'évolution économique. La concurrence, chez Schumpeter, se caractérise donc par un processus de destruction créatrice, différente du mécanisme atemporel des néoclassiques et parfois assez proche du processus de découverte de Hayek selon J.Sapir."Il s'agit d'un processus permettant la diffusion des innovations à travers la rivalité des acteurs, dans un univers qui est celui des échecs de marché. Des innovations déstabilisent les positions des différents acteurs, dont certains disparaissent, et se diffusent par un processus d'imitation." (Sapir, 2003, p 286). Schumpeter constate la permanence dans l'histoire de l'humanité d'individus capables d'innover, capables d'impulser des changements tout en entraînant ses semblables. Ainsi, l'entrepreneur constitue un leader dans la société capitaliste. Au contraire, chez Braudel la marée des innovations monte jusqu'au capitalisme. Le capitalisme s'empare des innovations grâce à ses capitaux disponibles : "Les solutions nouvelles se créent même souvent en dehors d'eux, l'innovation venant plus d'une fois de la base. Mais elles se retrouvent presque automatiquement dans les mains des possesseurs de capitaux. Et, finalement, surgit un capitalisme rénové, souvent renforcé, aussi fringant et efficace que le précédent." (Braudel, III, 1979, p 540). L'entrepreneur-innovateur "à la Schumpeter" ne trouve pas grâce à ses yeux "par le grossissement de ses entreprises, par l'usage croissant du charbon, l'Angleterre a innové dans le domaine industriel. Mais ce qui pousse l'industrie en avant et qui probablement suscite l'innovation, c'est la forte montée du marché intérieur" (Braudel, II, 1979, p 478). On pourrait ainsi se demander si Braudel ne mettrait pas plutôt la demande en avant quand Schumpeter ne tendrait pas vers une économie de "l'offre".
Répétons le : la vision de l'entrepreneur, du "novateur de Schumpeter" (Braudel, III, 1979, p 541) comme fondement du changement est rejetée par Braudel. Plutôt que de confier à l'initiative individuelle le soin d'expliquer le développement du capitalisme, il lui préfère la conjoncture, les mouvements d'ensemble, les structures sociales et économiques. La Révolution industrielle constitue en quelque sorte, une accélération d'un processus plus vaste, l'industrialisation (Braudel, III, 1979, p 510). Il aime d'ailleurs évoquer de façon récurrente une image maritime : "Je crois à ces mouvements de marée qui rythment l'histoire matérielle et économique du monde, même si les seuils favorables ou défavorables qui les engendrent, fruits d'une multitude de rapports, restent mystérieux" (Braudel, III, 1979, p 535). Le processus capitaliste s'explique essentiellement par des circonstances, une conjoncture favorable. 3 éléments sont mis en avant par Braudel (II, 1979, pp 727-728) :
- Une économie de marché vigoureuse. Cette condition étant nécessaire mais pas suffisante.
- La complicité de la société. "une société accueille les antécédents du capitalisme quand, hiérarchisée d'une façon ou d'une autre, elle favorise la longévité des lignages et cette accumulation continue sans laquelle rien ne serait possible."
- Enfin, "rien ne serait possible, en dernière instance, sans l'action particulière et comme libératoire du marché mondial. Le commerce au loin n'est pas tout, mais il est le passage obligatoire à un plan supérieur du profit."
Finalement ce n'est pas la figure de l'entrepreneur que retient Braudel dans son évocation de la Révolution industrielle, mais celle de... l'industriel, véritable organisateur indépendant de la production. "Cette indépendance devient le signe des temps nouveaux. La division du travail s'est finalement achevée entre l'industrie et les autres secteurs d'affaire. Les historiens disent que c'est l'avènement du capitalisme industriel; et j'en suis d'accord. Mais ils avancent aussi qu'alors commence le vrai capitalisme. C'est certes beaucoup plus discutable. Car y a-t-il un "vrai" capitalisme ?" (Braudel, III, 1979, p 518). On retrouve ici un point de convergence entre les deux auteurs. En effet, l'évolution chez Schumpeter, le "progrès non neutre" chez Braudel30, s'accompagne d'une spécialisation des individus ; ces derniers occupent moins de fonctions. "La règle jusque-là, c'était en Angleterre comme sur le continent, l'indivision des tâches dominantes : le négociant tenait tout dans sa main, à la fois marchand, banquier, assureur, armateur, industriel..." (Braudel, III, 1979, p 516). Schumpeter n'hésite pas à remonter plus loin pour avancer la même idée : "Dans l'activité universelle du chef d'une horde primitive il est difficile de séparer les éléments de l'entrepreneur des autres éléments" (Schumpeter, 1935, p 109). Alors que … "we have little difficulty in identifying entrepreneurship in the times of competitive capitalism. The entrepreneur will there be found among the heads of firms, mostly among the owners. Generally, he will be the founder of a firm and of an industrial family as well. In the times of giants concern the question is often as difficult to answer as, in the case of a modern army, the question who is the leading man or who really won a given battle" (Schumpeter, 1939, I, p 103).
Néanmoins, le mouvement ne peut se poursuivre jusqu'à une spécialisation absolue comme au sein du travail à chaîne où l'ouvrier/opérateur n'accomplit qu'une seule tâche, la plus "simple" (et surtout productive) possible. "Nobody ever is an entrepreneur all the time, and nobody can ever be only an entrepreneur. This follows from the nature of the function, which must always be combined with, and lead to, others. A man who carries out a "new combination" will unavoidably have to perform current nonentrepreneurial work in the course of doing so, and successful enterprise in our sense will normally lead to an industrial position which thenceforth involves no other functions than those of managing an old firm" (Schumpeter, 1939, I, p103).
Chez Braudel, le processus de spécialisation dans le sphère capitaliste n'est pas une fin en soi, n'est pas définitif. Ainsi, la division croissante du travail, des fonctions la modernisation s'opère de bas en haut (Braudel, II, 1979, p 446). Si, au XIXe, "après le premier boom du machinisme, le très haut capitalisme est revenu à l'éclectisme, à une sorte d'indivisibilité comme si l'avantage caractéristique de se trouver en ces points dominants était précisément, aujourd'hui comme au temps de Jacques Coeur, de n'avoir pas à s'enfermer dans un seul choix. D'être éminemment adaptable, donc non spécialisé." (Braudel, II, 1979, p 448).
Le capitalisme peut-il survivre ?
Ils en viennent tous deux à s'interroger sur la pérennité du système. "Le capitalisme peut-il survivre ?" demande Schumpeter en 1942. Dans un lointain écho, Braudel (III, 1979, p 543) reprend la même question : "Le capitalisme survivra-t-il ?" Cette fois, les deux hommes divergent, même si le doute point.
La réponse de Schumpeter est connue. "Non. Je ne crois pas qu'il le puisse" (Schumpeter, 1947, p 89). Poursuivant dans cette veine, il écrit dans un de ces derniers textes publiés : "nous nous sommes, à n'en pas douter, considérablement éloignés des principes du capitalisme de laisser-faire et aussi sur le fait qu'il est possible de développer et de réglementer les institutions capitalistes en sorte que les conditions de fonctionnement des firmes privées ne diffèrent plus guère de la planification socialiste authentique" (Schumpeter, 1950, p 438).
Néanmoins, il faut éviter toute conclusion hâtive quant à l'inéluctabilité du socialisme ou d'un déterminisme "téléologique" de l'évolution. Schumpeter se défend de prophétiser quoi que ce soit. "Je tiens enfin, et c'est là un point encore plus important, à préciser avec le maximum de netteté que je ne "prophétise" pas, ni ne prédis son avènement. Toute prédiction devient une prophétie extra-scientifique dès lors qu'elle vise à dépasser le diagnostic des tendances observables et l'énonciation des résultats qui se produiraient si ces tendances se développaient conformément à leur logique" (Schumpeter, 1950, p 434). D'ailleurs, n'écrit-il pas également dans Capitalisme, socialisme et démocratie : "L'avenir peut fort bien révéler que la période 1930-1940 aura assisté aux derniers râles du capitalisme – et la guerre 1940-1945 aura, bien entendu, grandement accru les chances d'une telle éventualité. Néanmoins, il est possible que les choses ne se passent pas de la sorte. En tout cas, il n'existe pas de raisons purement économiques interdisant au Capitalisme de franchir avec succès une nouvelle étape : c'est là tout ce que j'ai entendu établir." (Schumpeter, 1947, note 1, p 222). En effet, l'horizon socialiste ne résulte pas d'une moindre efficacité économique, mais d'une modification des valeurs, bref d'un changement de civilisation31 : "le capitalisme produit des changements psychologiques, moraux et politiques, changements d'habitudes et d'attitudes, qui ont pour effet de tendre vers le socialisme" (Schumpeter, 1931, p 404). Il écrira plus tard. " Le processus capitaliste rationalise le comportement et les idées et, ce faisant, chasse de nos esprits, en même temps que les croyances métaphysiques, les notions romantiques et mystiques de toutes natures. Ainsi, il remodèle, non seulement les méthodes propres à atteindre nos objectifs, mais encore les objectifs finaux eux-mêmes /.../ la civilisation capitaliste est rationaliste et "anti-héroïque", ces deux caractéristiques allant, bien entendu de pair. /.../ l'idéologie qui glorifie le "combat pour le combat" et la "victoire pour la victoire" s'étiole vite, on le conçoit sans peine, dans les bureaux où les hommes d'affaires compulsent leurs colonnes de chiffres" (Schumpeter, 1947, p 175). En partie sous l'influence des intellectuels32, l'opinion publique rejette peu à peu le capitalisme. La volonté individuelle et la possibilité de nouveauté d'entreprise cèdent la place à la bureaucratie.
Quant à l'historien ...
“le capitalisme ne peut s'effondrer de lui-même, par une détérioration qui serait "exogène" ; il faudrait pour un tel effondrement un choc extérieur d'une extrême violence et une solution de remplacement crédible. Le poids gigantesque d'une société et la résistance d'une minorité dominante sur le qui-vive, dont les solidarités sont aujourd'hui mondiales, ne se basculent pas aisément avec des discours et des programmes idéologiques, ou des succès électoraux momentanées.” (Braudel, III, 1979, p 543).
Il n'exclut d'ailleurs pas un renforcement économique du capitalisme une fois la crise actuelle passée. Néanmoins, dans le tome précédent, une nouvelle critique de Weber le conduit à ne pas conclure à un capitalisme comme fin de l'histoire. "Aujourd'hui la mort, ou pour le moins des mutations en chaîne du capitalisme n'ont rien d'improbable. Elles sont sous nos yeux. En tout cas, il "ne nous apparaît plus comme le dernier mot de l'évolution historique."" (Braudel, II, 1979, p 707).
D'un point de vue plus “mondial” et en écho avec son analyse en terme d'économies-monde, le capitalisme ne “prend” pas de la même façon partout. Il a connu un terrain favorable en Europe parce que les circonstances politiques, économiques et sociales lui ont permis une expansion.
“L'Europe a eu une haute société au moins double, qui, malgré les avatars de l'histoire, a pu développer ses lignages sans difficultés insurmontables, n'ayant devant elle ni la tyrannie totalisante, ni la tyrannie du prince arbitraire. L'Europe favorise ainsi l'accumulation patiente des richesses et, dans une société diversifiée, le développement de forces et hiérarchies multiples dont les rivalités peuvent jouer dans des sens très divers. En ce qui concerne le capitalisme européen, l'ordre social fondé sur la puissance de l'économie a sans doute profité de sa position seconde : par contraste avec l'ordre social fondé sur le seul privilège de la naissance, il s'est fait accepter comme étant sous le signe de la mesure, de la sagesse, du travail, d'une certaine justification. La classe politiquement dominante accapare l'attention, comme les pointes qui attirent la foudre. Le privilège du seigneur a ainsi, plus d'une fois, fait oublier le privilège du marchand.” (Braudel, II, 1979, p 723).
Par analogie et en cédant à une extrapolation hâtive, on pourrait ainsi croire à un probable succès du capitalisme chinois, et ce d'autant plus que le passé a déjà fourni des éléments en ce sens (technologie, vastes marchés etc.), accompagné d'un déclin du capitalisme européen voire américain. Le basculement du monde se faisant dès lors sous nos yeux.
Bref, on le voit l'économie ne suffit pas à appréhender le capitalisme :
“La pire des erreurs c'est encore de soutenir que le capitalisme est ‘un système économique’, sans plus, alors qu’il vit de l'ordre social, qu’il est adversaire ou complice, à égalité (ou presque) avec l'Etat, personnage encombrant s'il en est – et cela depuis toujours ; qu’il profite aussi de tout l'appui que la culture apporte à la solidité de l'édifice social, car la culture, inégalement partagée, traversée de courants contradictoires, donne malgré tout, en fin de compte, le meilleur d'elle-même au soutien de l'ordre en place ; qu’il tient les classes dominantes qui, en le défendant, se défendent elles-mêmes.” (Braudel, III, 1979, p 540).
Dans la même veine, Braudel écrit que "la Révolution industrielle, met tout en cause, société, économie, structures politiques, opinion publique, et tout le reste." (Braudel, III, 1979, p 481). Schumpeter se fera de plus en plus penseur de la société en intégrant la politique, la sociologie, voire la science politique. Capitalisme, socialisme et démocratie en constitue l'acmé. Après tout, la fin possible du capitalisme repose sur des facteurs essentiellement sociologiques[n33] liée notamment à l'extension de la bureaucratisation. Schumpeter considère plutôt l'Etat comme un obstacle à l'expansion du capitalisme. Ainsi, face aux récriminations du public le gouvernement peut exercer des mesures limitant l'expansion des activités capitalistes ; en témoigne cette (longue) citation. "the public mind /.../ reacted to the phenomena of capitalism in much the same way as it does in our time ; it cried out against usury, speculation, commercial and industrial monopolies, cornering of commodities and other abuses, and the arguments used were, both in their common-sense content and in their one-sidedness, neither much worse nor much better than are the popular arguments of the 20th centuri. Government reacted in sympathy. They dealt with practical problems that presented themselves by means of regulations, the technical and aministrative shortcoming of which must not be allowed to obliterate a fundamental similarity of intention with those-of more recent times. This applies also to the extensive labour legislation of that epoch such as the Elizabethean Statute of Apprentice and Poor Law34 which, on the one hand, continued an old tradition and, on the other hand, embodied ideas so "moderne" as index wages and arbitration." (Schumpeter, 1946, p 190).
[n33] Michel Beaud s'inspire d'ailleurs des deux auteurs :
“le capitalisme ne peut être lu ni comme un "mode de production" s'inscrivant dans l'infrastructure productive, ni comme un simple "système économique" ; car il s'inscrit d'emblée dans les dimensions du social, du politique et de l'idéologique. Ce n'est pas non plus un acteur capable de vouloir, de planifier, de choisir. C'est une logique social complexe qui, portée par une multitude d'acteurs, se traduit par des dynamiques, des engrenages, des spirales, des blocages et des crises - crises que nul n'a voulues, même si ceux qui ont contribué à leur survenue sont innombrables. Une logique sociale qui engendre une totalité, une totalité sociale à la fois territorialisés et mondiale” (M. Beaud, 2000, p 82).
Schumpeter se démarque de Braudel par la volonté d'identifier le "moteur" endogène de la société capitaliste dans l'individu ou plus exactement dans un groupe d'individus exceptionnels. De son côté, Braudel attribue le mouvement aux structures, à la conjoncture. Tous deux expliquent mal la genèse de la société capitaliste. Finalement, elle résulte d'une modification de la fonction sociale attaché à un prestige, à l'accès à une position sociale élevée. Ainsi, elle attire des individus "doués".
Cependant, la question du basculement du monde vers une société dominée par le capitalisme n'est pas complètement élucidée. L'idée d'une masse critique avancée par D. Landes constitue une piste évoquée par divers auteurs35 à laquelle Braudel souscrit sous certaines conditions. "Quand David Landes décrit la Révolution industrielle comme la constitution d'une masse critique aboutissant à une explosion révolutionnaire, l'image est bonne, mais il est bien entendu que cette masse a dû se construire d'éléments divers et nécessaires et par une lente accumulation. Au détour de nos raisonnements, le temps long, chaque fois, réclame son dû." (Braudel, III, 1979, p 465). Chez Schumpeter, il faudrait donc une masse critique d'entrepreneurs : une troupe suffisante engendrant une grappe d'innovations "importantes".
La vision braudélienne se veut "mondiale". Néanmoins, les deux visions convergent sur la nécessité d'appréhender le changement sociétal sur la longue période. A saisir la société à long terme, l'image d'un mouvement incessant disparaît. Restent des permanences : le capitalisme repose pour exister sur le changement. Mais ce qui est nouveau est sans doute que les capitalistes acquièrent une importance considérable au XIXè et par la suite. Sans doute parce que la croissance économique devient continue. Dans une perspective braudélienne, la modernité repose sur la remise en cause des "limites du possible" (Braudel, III, 1979, p 512). "La croissance moderne commence quand le plafond ou la limite ne cessent ou de s'élever ou de s'éloigner. Ce qui ne veut pas dire qu'un plafond, un jour, ne se reconstituera pas." (Braudel, III, 1979, p 513). Or, au risque de passer pour un tenant de la mode "verte", la possibilité du développement de l'économie-monde asiatique pourrait se concrétiser par la généralisation d'une consommation destructrice de l'environnement et de l'homme. Peut-on alors imaginer un développement durable et une croissance durable ?
Quant à la théorie schumpetérienne, elle trouve sans doute une influence dans la "politique d'esprit d'entreprise" qui apparaît comme le nouvel élément miracle pour sortir de la croissance molle européenne et des nouvelles questions sociales. Les autres politiques requises reposent à la suite des "grands scandales" comme Enron, Parmalat etc. sur l'incantation à davantage de transparence. C'est oublier les écrits de Braudel montrant la normalité de la fraude, de la manipulation, de la volonté de contourner les règles "souvent paralysantes" du marché traditionnel (qu'il ne définit d'ailleurs pas vraiment). Il évoque ainsi le terme de "contre-marché" (Braudel, 1985, p 56). Songeons ainsi aux actions de lobbying destinées à changer les règles, le droit, à stigmatiser les "conservateurs" réfutant "la"réforme, empêchant ainsi aux leaders d'agir. Songeons aux liens étroits (le terme interpénétration36 est sans doute plus adéquat) entre politique et économie, en particulier entre les grandes entreprises et l'Etat en France. Songeons enfin aux innovations financières et aux paradis fiscaux, aux capitaux illégament placés ailleurs, heureux bénéficiaire d'une amnistie fiscale ou d'une cécité de la justice37. Le thème de l'éthique et de la morale ne est pas loin38. Bien entendu, il ne s'agit pas ici d'évoquer dans une vision hollywoodo-bushienne le "bien" ou le "mal", les "méchants" ou les "gentils". (Cf. note 33 et la citation de Michel Beaud.). Il nous semble néanmoins, que le capitalisme et ses agents s'attachent surtout à rendre le salarié transparent, conforme aux desiderata de l'organisation (cf. Jorda, 1999). Ainsi, les objectifs, les entretiens d'autoévaluation, les nouvelles technologies sont autant de moyens de connaître, de contrôler en vue d'une plus grande efficacité ceux qui désormais sont des collaborateurs. Le manager innove ainsi en matière de direction des ressources humaines.
Les deux approches participent aux questionnements du rôle de l'individu (acteur ? agent ?) et ses possibilités de peser sur le monde. La lutte n'est pas inutile, nous dit Braudel (Braudel, II, pp 594-595), "l'échec est moins complet qu'il n'y paraît. Le paysan est toujours durement ramené à l'obéissance, c'est exact, mais des progrès ont plus d'une fois été acquis au terme de ces rébellions." L'impression d'être "en prison" persiste ou plutôt d'être une simple coquille de noix embarquée sur l'océan. "L’économie a eu son mot à dire ; la politique a eu son mot à dire ; la société a eu son mot à dire ; la culture et la civilisation ont eu leur mot à dire. Et l'histoire aussi qui décide souvent en dernier ressort des rapports de force." (Braudel, II, 1979, p 474). On n'ose demander si l'individu a eu "son mot à dire"... Le "salut" ne réside pourtant pas chez Schumpeter, malgré une tendance plus individualiste. Ceux qui agissent et peuvent agir ne sont pas légions ; ils bénéficient de l'héritage biologique de leurs parents. Finalement, le sentiment d'un certain déterminisme des destins individuels persiste pour le plus grand nombre chez les deux auteurs. Mais la dynamique sociétale s'avère plus ouverte que dans certaines approches par trop déterministes ou étapistes.
Reste à mesurer la pertinence de cette conclusion et dès lors à chercher ailleurs des éléments plus convaincants39 qui permettront un dépassement du débat récurrent individualisme méthodologique versus holisme. L'obstacle réside sans doute sur une certaine idéologie qu'il faudra dépasser pour essayer d'avancer : "reconnaître que les marchands [au Moyen Age] sont raisonnables, ce n'est pas pour autant justifier les thèses libérales ; c'est simplement reconnaître aux marchands, comme à tout homme, la possibilité d'être intelligent et, surtout, la faculté de penser par lui-même, de s'affranchir des autres, d'être autonome." (Jorda, 2002, p 44).