2011년 5월 14일 토요일

[자료] Comment on récrit l’histoire. Les usages du temps dans les Écrits sur l’histoire de Fernand Braudel

자료: http://rh19.revues.org/index419.html
출처: Revue d'histoire du XIXe siècle , 25 | 2002
지은이: Gérard Noiriel

* * *

Le but de cette étude est de mieux comprendre comment les historiens justifient le type de contribution qu'ils apportent à la connaissance. La façon dont Fernand Braudel a abordé la question du temps dans ses écrits sur la “longue durée” est à cet égard très instructive. Elle montre que loin de procurer un savoir neuf sur le sujet, ses textes ont pour but de défendre un programme de recherches à l'intérieur de la discipline et par rapport aux autres sciences humaines. L'argumentation est adaptée aux enjeux qui dominent chacun des grands moments de la carrière de Braudel. Les discours sur le temps accompagnent la montée en généralité qui illustre les carrières les plus réussies. Ils aliment une mémoire de l'histoire adaptée aux luttes de concurrence qui opposent les historiens entre eux.

1.
L’organisation de cette journée a été motivée par la conviction que nous, historiens, nous aurions besoin de réfléchir à la question du temps pour progresser dans nos entreprises empiriques. Ce point de départ — que je partage — mérite néanmoins d’être clarifié car il n’est pas sûr que nous l’envisagions tous de la même manière. Mon intervention portera non pas sur le statut du temps en histoire, mais sur un problème plus modeste : comment les historiens ont-ils abordé la question du temps dans leurs écrits sur l’histoire ? Cette intervention s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherches plus vaste qui vise à mieux comprendre les décalages entre les discours et le travail empirique dans notre discipline. Dans l’introduction de l’ouvrage récent qu’il a coordonné sur l’historiographie allemande entre 1918 et 1945, Peter Schöttler parle d’une « science de la légitimation » (Legimitationwissenschaft), pour qualifier les travaux des historiens soucieux de maintenir leur existence académique dans un État soumis à un pouvoir totalitaire[1]. L’Allemagne nazie représente, évidemment, un cas extrême. Mais le problème posé est plus général et concerne aussi les historiens des sociétés démocratiques. Je pense en effet qu’une bonne partie de leurs écrits sur l’histoire, passés ou présents, peuvent être considérés comme des discours de justification[2], destinés à défendre leurs propos antérieurs, leur position académique, leurs ambitions ou leur notoriété. Précisons d’emblée que cette hypothèse n’implique aucune forme de dénonciation. Les pratiques de justification font partie, à mes yeux, des contraintes qui pèsent sur notre métier. L’important est de les clarifier, de les expliciter, de façon à pouvoir les discuter en connaissance de cause.

2.
Pour essayer de vous convaincre de l’intérêt de ce genre d’analyses, j’ai choisi un exemple dont il n’est pas besoin de souligner l’importance : l’ouvrage de Fernand Braudel intitulé Écrits sur l’histoire 3. Ce livre présente un triple intérêt pour la question qui nous occupe aujourd’hui. Le premier tient évidemment au privilège que l’auteur accorde à la réflexion sur le « temps de l’histoire ». Le deuxième concerne l’importance accordée à l’interdisciplinarité. L’ouvrage plaide en effet pour une meilleure communication entre l’histoire et les sciences humaines et propose des solutions pour qu’elles adoptent un vocabulaire et même un langage communs. Le troisième intérêt de ce livre est lié à la réception de ses thèses, notamment le fameux concept de « longue durée ». Comment expliquer le formidable écho qu’il a rencontré, non seulement chez les historiens, mais plus généralement dans l’ensemble des sciences sociales et chez les philosophes ? J’aborderai ces problèmes en mobilisant les instruments d’analyse qui sont propres au « métier d’historien ». C’est, à mon sens, la contribution la plus utile que nous puissions fournir à la réflexion collective sur les problèmes que l’on appelle souvent « épistémologiques ».

Un problème de chronologie

3.
Respectueux des règles élémentaires de la méthode historique, telles qu’elles ont été codifiées en France par Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos à la fin du XIXe siècle 4, j’envisagerai l’ouvrage de Braudel comme un document qu’il faut soumettre aux diverses opérations dites « analytiques », notamment la critique « externe » et la critique « interne ». Pour un exposé sur le « temps » il fallait, évidemment, commencer par dater le document. Rien de plus simple en apparence. L’éditeur nous fournit l’information gracieusement, grâce à l’« achevé d’imprimer » (octobre 1969) qui figure en fin de volume. L’auteur lui-même nous donne les moyens d’être plus précis. Braudel a mis la dernière main à l’avant-propos le 16 mai 1969, au moment où il achevait « d’en lire les épreuves » 5. Comme ce livre est un recueil de textes que Braudel a écrits entre le milieu des années 1940 et le début des années 1960, il existe naturellement un décalage entre la date où ils ont été publiés pour la première fois et la date de leur réédition aux éditions Flammarion. Mais l’auteur lui-même nous invite à ne pas en tenir compte. Dans l’avant-propos, il précise qu’à l’exception de « minimes corrections matérielles », « ces quelques pages paraissent sous leur forme originale et avec leur date ». Il ajoute qu’en relisant ces écrits d’un seul jet, il a pu constater qu’ils formaient bel et bien un tout homogène 6, centré sur la question de « la nature même de l’histoire ». Plus précisément, la cohérence des Écrits est fournie par la notion de « longue durée », autour de laquelle, affirme Braudel, l’histoire et les sciences de l’homme peuvent fabriquer le langage commun dont elles ont besoin.

4.
Sans mettre en doute la « sincérité » de l’auteur, nous ne pouvons pas ignorer, nous qui avons été formés à la critique documentaire, que des corrections matérielles si « minimes » soient-elles altèrent la nature d’un document historique. Lorsqu’on examine l’immense littérature qui a été consacrée à l’œuvre de Fernand Braudel, on constate que c’est seulement après la parution de cet ouvrage que les analyses sur sa « conception de l’histoire » ont pris naissance. C’est le premier résultat auquel a abouti la réunion en un volume de textes choisis par Braudel parmi d’autres, textes parus initialement dans des publications très diverses et très dispersées (revues savantes, brochure, encyclopédie, extrait d’ouvrage…). À partir de 1969, chacune de ces études prend son sens par rapport au nouvel ensemble dans lequel elle s’inscrit. Ce regroupement des textes dans un même espace matériel a considérablement facilité leur confrontation. Ceux qui n’auraient pas eu le temps d’aller fouiner dans les bibliothèques pour retrouver les études originales ont pu disposer, grâce à Fernand Braudel lui-même, d’un « instrument de travail » d’autant plus utile que l’ouvrage a été publié d’emblée dans une collection de poche ; ce qui a permis aux historiens de pouvoir le ranger dans leur propre bibliothèque pour une somme modeste et un faible encombrement. Le titre du livre et le nom de l’auteur constituent d’autres éléments de la mise en forme qui a contribué fortement à unifier l’objet a posteriori 7. Les « minimes corrections matérielles » dont parle Braudel ont joué leur rôle dans le travail visant à persuader les lecteurs que la réflexion sur le « temps » serait le thème unificateur de l’ouvrage. L’« avant-propos » rédigé pour cette édition va dans le même sens, on l’a vu. La transformation de ces études en « chapitres », classés en fonction d’un plan thématique, repris dans la table des matières, est un autre moyen de guider la lecture. Ce plan, inventé pour l’édition du livre, est en trois parties, comme il se doit : « Les temps de l’histoire », « l’histoire et les autres sciences de l’homme », « histoire et temps présent ». Ces titres n’ont pas été choisis au hasard. Ils confortent l’argument de l’avant-propos sur l’unité de la pensée de Braudel autour de la question du temps comme lieu privilégié du dialogue entre histoire et sciences de l’homme.

5.
Pour le problème qui m’occupe ici : analyser les usages du temps dans les écrits des historiens sur le temps, il est intéressant de s’arrêter un instant sur les deux principales difficultés que pose cette mise en forme livresque. La première tient au brouillage de la chronologie. Le classement thématique adopté en 1969 aboutit à présenter les chapitres dans un ordre qui ne correspond pas à l’historicité de l’élaboration des études qu’ils « reproduisent ». Cet ordre semble suggérer que la pensée de Braudel sur l’histoire n’a elle-même pas d’histoire. Elle paraît fixée dans ses grandes lignes dès le départ (la préface de la première édition de sa thèse sur la Méditerranée, premier chapitre des Écrits) et se dérouler ensuite dans le cadre des « dialogues » que Braudel développe avec les sciences humaines. La deuxième difficulté, liée à la première, tient au brouillage des contextes. Chacune des études de Fernand Braudel rassemblées dans les Écrits s’adressait au départ à un public très ciblé : la préface d’une thèse, une leçon inaugurale au Collège de France, un compte-rendu dans les Annales, un chapitre du Traité de sociologie de Georges Gurvitch, un article d’encyclopédie, etc., toutes ces interventions visent des groupes de lecteurs différents. Et leur reprise dans un livre publié par un grand éditeur — qui doit équilibrer son budget en touchant un public dépassant largement le cercle restreint des chercheurs en sciences humaines — transforme également les conditions de leur réception.

À la recherche de « l’événementiel »

6.
Ces constats concernant la datation des Écrits ne sont pas suffisants pour conclure que la « conception braudelienne » du temps se serait modifiée avec le temps. Ils permettent simplement d’apercevoir un problème. Pour tenter de le résoudre, il fallait poursuivre l’analyse du document en passant de la critique externe à la critique interne. J’ai donc relu les Écrits pour comparer la définition de la « longue durée » proposée dans les textes les plus anciens du recueil (principalement la préface à la première édition de la Méditerranée 8) avec la définition donnée dans les textes les plus tardifs (principalement l’étude sur « la longue durée », publiée par les Annales en 1958). Mais l’exercice a tourné court car l’expression « longue durée » ne figure pas dans la préface. Elle n’apparaît pour la première fois qu’en 1958, dans l’article des Annales. La comparaison terme à terme étant impossible, il ne restait plus qu’à décortiquer la définition figurant dans ce dernier texte. « La formule bonne ou mauvaise, écrit Braudel, m’est devenue familière pour désigner l’inverse de ce que François Simiand, l’un des premiers après Paul Lacombe, aura baptisé histoire événementielle. Peu importent ces formules ; en tout cas c’est de l’une à l’autre, d’un pôle à l’autre du temps, de l’instantané à la longue durée, que se situera notre discussion » [9].

7.
Cette citation me servira de fil conducteur tout au long de mon exposé. Elle résume en effet parfaitement la façon dont Fernand Braudel positionne toute sa réflexion sur l’histoire. Remarquons d’abord qu’il ne parle pas de « définition », mais de « formule ». La « longue durée » n’est désignée que par référence à son contraire : « l’histoire événementielle », de façon à baliser l’espace de la discussion que Braudel développe dans la suite du texte. Gaston Bachelard avait déjà constaté dans l’entre-deux-guerres que la pensée scientifique fonctionnait le plus souvent par couple 10. Mon enquête sur « la conception braudelienne du temps » ne devait donc pas se focaliser sur l’expression « longue durée » qui l’a rendue célèbre. Il fallait tenter d’identifier le couple qu’elle forme avec « histoire événementielle ». J’ai repris mes Écrits en explorant cette nouvelle piste. Comme le montre le petit tableau ci-joint — qui indique les occurrences de ces deux termes dans les quatre premiers chapitres du livre (ce qui était suffisant pour le problème qui nous occupe ici) — les deux mots sont étroitement solidaires. Pratiquement absents du vocabulaire initial de Braudel, ils surgissent brutalement à partir de 1958.



Un problème identitaire

10. (…)
16.
Au terme de cette analyse, l’anomalie de vocabulaire évoquée plus haut peut être éclaircie. Dans la préface de 1949, « événementiel » ne vit pas en couple avec « longue durée » parce que les deux partenaires ne se sont pas encore rencontrés. Braudel baigne dans la vision du temps qui est à la mode à son époque, inspirée par Bergson. Le temps est saisi dans sa dimension subjective. Il est ressenti, intériorisé. Il n’est pas possible de le mesurer car il est ancré dans l’expérience vécue des individus. Lorsqu’on lit attentivement le compte-rendu du livre de Gaston Roupnel Histoire et destin, on constate que Braudel utilise déjà un couple de termes pour nommer cette approche subjective du temps. « Événementiel »/« surface » s’oppose alors à « structure »/« profondeur ».

Les « échelles » du temps


17. (…)
20.

La comparaison des discours sur l’histoire tenus en 1949 par le candidat Braudel et en 1958 par le président Braudel montre donc une rupture radicale dans la façon d’envisager le temps. Ce fait ne saute pas aux yeux parce qu’il emploie le plus souvent possible les mêmes mots pour nommer des arguments différents. L’expression « plans étagés » utilisée dans la préface est reprise dans l’article sur la « longue durée » ; de même que l’opposition entre « profond » et « superficiel », entre « inconscient » et « conscient », « lent » et « rapide », « immobile » et « agité ». Mais désormais ces termes sont subordonnés au clivage « temps long »/« temps court » qui délimite un espace de discussion adapté aux multiples préoccupations que la position institutionnelle de Braudel a fait surgir dans les années 1950, alors qu’elles n’avaient pas d’importance pour lui au moment où il rédigeait sa thèse. Grâce à ces textes sur la « longue durée », Braudel se positionne par rapport aux autres courants de sa propre discipline et par rapport aux autres sciences humaines. Mais il se situe aussi par rapport aux autres mondes avec lesquels il est désormais en contact : principalement les journalistes et les hauts fonctionnaires. À ce stade, le couple longue durée/événementiel sert aussi à défendre l’autonomie du monde savant contre ceux qui confondent sciences humaines et commentaires de l’actualité ou contre ceux qui cherchent à les utiliser à des fins d’expertise.

21.
Soulignons enfin que dans les deux articles sur la « longue durée » analysés ici, Fernand Braudel appuie constamment son argumentation en prenant des exemples empruntés à ses propres travaux sur la Méditerranée et à d’autres recherches historiques menées dans la même perspective. La mobilisation des études empiriques est en effet indispensable dans ce type de justification. N’étant pas philosophe et ignorant délibérément les travaux philosophiques sur le temps, ce n’est qu’en reliant ses réflexions sur le sujet à sa thèse que Fernand Braudel peut convaincre les lecteurs de leur intérêt. Si « la conception braudelienne du temps » a permis de produire une œuvre empirique aussi magistrale que la Méditerranée, alors on ne peut mettre en doute sa valeur heuristique pour l’ensemble des sciences humaines. Tel est le message qu’il s’agit de faire passer. L’ouvrage publié en 1969, Écrits sur l’histoire, se situe dans le prolongement de cette logique justificatrice. Sa fonction essentielle est de convaincre les lecteurs que la « conception braudelienne » de la temporalité — conçue comme superposition de durées objectives et mesurables — aurait été élaborée avant la thèse qui n’en serait que la mise en œuvre empirique. C’est à mon sens ce qui explique le caractère insolite du premier chapitre des Écrits. Sur le plan formel, c’est de loin le plus court (moins de trois pages) et le seul qui résulte d’un charcutage du texte original. En récrivant ainsi sa préface, Braudel parvient à produire un livre qui débute par des considérations sur le « temps de l’histoire », en les associant aux débuts de sa carrière. La présence dans les quelques pages extraites de la préface du mot « événementiel », associé au nom de « Simiand », facilite la mise en équivalence avec les textes de 1958. Dans le même temps, cet extrait de la préface ne comprend pas le mot « structure », central dans le texte original. Dans le premier vocabulaire utilisé par Braudel pour évoquer le temps, le terme « structure » vivait en couple avec « événementiel », comme synonyme de profondeur/surface, pour désigner la « permanence de soi » du personnage Méditerranée. En 1958, cette union est devenue illégitime, parce qu’il n’est plus possible d’utiliser le mot « structure » dans une perspective herméneutique ou identitaire. Le premier sens du mot est ainsi gommé laissant le champ libre au second sens, bien en place dans les textes de 1958 sur la « longue durée » : « Pour nous, historiens, une structure est […] une réalité que le temps use mal et véhicule très longuement » 37. Et Braudel précise un peu plus loin. « C’est par rapport à ces nappes d’histoire lente que la totalité de l’histoire peut se repenser, comme à partir d’une infrastructure. Tous les étages, tous les milliers d’étages, tous les milliers d’éclatement du temps de l’histoire se comprennent à partir de cette profondeur, de cette semi-immobilité ; tout gravite autour d’elle » [주38]. 
(...)

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